Nicolas de Staël, la moisson italienne (série des « Agrigente ») – French and english
À l’été 53, en famille et sans son matériel de peintre, Nicolas de Staël met le cap au Sud. Destination la Sicile, Syracuse et Agrigente, où il séjourne deux mois, sous un soleil de plomb ; l’itinéraire passe par Gênes, la Toscane, Ravenne, Rome, Tivoli, Naples, Pæstum et Pompéi. Sa correspondance atteste l’ivresse du voyage : « Je roule de France en Sicile, de Sicile en Italie, en regardant beaucoup de temples, de ruines ou pas, de kilomètres carrés de mosaïques. »
Il visite les musées, se gorge de nature et de culture, s’enivre de couleurs : la Vallée des Temples, les latomies, les époustouflants décors et la mer insolée rassasient ses sens, avides de lumière, d’espace et de beauté.
Il est irradié, redécouvre les formes pures inventées par les Grecs, les lumières parfaitement ordonnées, comme dans l’art de la mosaïque, et il fait au feutre un nombre impressionnant de croquis qui fixent le squelette du paysage. Françoise témoigne : « il dessina beaucoup, en série, comme toujours, d’une feuille à l’autre, très rapidement, sans hésitation ni retouche. »
De retour à Lagnes, il peint de mémoire l’éblouissante série des Paysages siciliens. La production s’étale sur un an (1953-54) : une vingtaine d’huiles sur toile ; leur intitulé varie : Agrigente, Sicile-Agrigente, Paysage-Agrigente mais leur sujet n’est autre que la traduction du choc esthétique ressenti, car Staël « ne peint jamais ce qu’il voit, mais le coup reçu » et, en l’occurrence, le coup reçu par l’expérience de l’infini, que son ami René CHAR nomme poétiquement « le cassé-bleu » qui « fait voir la mer en rouge, le ciel en jaune ou vert et le sable en violet. »
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Le paysage urbain visible à la Kunsthaus de Zurich, communément daté de 1953, est peut-être le plus beau de la série.
Haut de 73 cm et large de 1 mètre, il frappe par son chromatisme qui réalise les noces, spectaculaires et minimalistes, de trois couleurs : blanc des murs chaulés, rouge des toits de tuiles et noir d’encre d’un ciel nocturne.
Les masses blanches et noires s’équilibrent tout en s’opposant violemment ; la découpe du paysage est rehaussée de jaune de cadmium pur ; la vue est frontale ; la ligne d’horizon nette ; la technique cubiste et la stylisation poussée à l’extrême.
Et pourtant, il y a du volume dans ce paysage, car Staël se souvient de la vibration de la couleur sous l’intense chaleur estivale : il la restitue en brossant le noir du ciel et en plaquant de légères ombres sur le blanc des maisons.
Et, en homme cultivé, ne se rappelle-t-il pas aussi la palette de Paolo Uccello, dominée par les mêmes coloris, et les paysages urbains peints à fresque par Giotto ou Piero et revus au cours du voyage en Italie ?… La filiation me parait évidente !
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Réalisé la même année, mais postdaté par Staël, le paysage duMOCA (musée d’art contemporain de Los Angeles) est d’une audace folle ; brûlant comme la terre de feu de Sicile, il offre une somptueuse explosion de rouges et de jaunes, qui l’apparente … aux fresques rouge cinabre de la Villa des Mystères !
Plus grand que le précédent, 89 cm x 130, il porte au dos la mention « Sicile-Agrigente 1954-Staël : peint à Ménerbes ».
Conçu avec de grands aplats monochromes, à la transparence quasi minérale, subtilement déclinés en prune, oranger, rose et blanc, et séparés par une ligne blanche, ce paysage relève d’une adaptation de la technique de la mosaïque à la peinture à l’huile. On se croirait devant un poème euclidien ou un fragment de sol géométrique, dont l’Italie a le secret !
Outre son incandescence, cette composition frappe par sa profondeur : elle est dominée par la figure du triangle, qui multiplie les points de fuite et qui, à la manière de Paolo Uccello, déjoue la perspective monofocale. À l’évidence, la leçon des maîtres duQuattrocento a été retenue !
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La collection permanente de la Kunsthalle de Karlsruhe réserve une surprise : Paysage Agrigente, ni daté ni signé, est non seulement de taille plus modeste (60 cm x 80), mais surtout il rompt avec la débauche de couleurs flamboyantes et semble emprunter à Giotto le bleu outremer du ciel…
C’est peut-être le paysage le moins subjectif de la série car il restitue à merveille les chemins poudreux de Sicile et ses étendues cristallines de sable ou de sel.
Ici, la simplification des formes est absolue, l’économie de moyens totale et les lignes convergent vers un unique point de fuite, comme dans la série des Routes, peinte presque simultanément.
Staël atteint le but qu’il s’est fixé : «peindre de plus en plus mince !»
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Tous ses amateurs ont vu passer, le 31 mai 2011, chez Sotheby’s, le plus ardent de tous ses paysages siciliens : ciel prune, horizon jaune vif, terre rouge et rose !
On retrouve la même juxtaposition d’aplats monochromes, la même géométrisation des formes, la même perspective monofocale que dans les autres tableaux de la série, mais ici la charte des couleurs s’emballe.
Chaudes, fortes, violentes si ce n’est improbables, elles se fondent au centre du tableau dans un embrouillamini de formes, magmatiques, explosives, vers lequel tout converge.
Cette fois, à n’en pas douter, c’est l’Etna et son cratère qui inspirent l’artiste.
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Au musée de Grenoble, c’est un singulier paysage qui nous attend, intitulé Sicile, vue d’Agrigente : sur un peu plus d’un mètre carré, des rapports de couleurs audacieux cherchent un équilibre ; une éclatante gamme d’ocres, rehaussés de blanc, rouge et violet, se heurte à une mer noire et à un ciel vert.
Bien qu’inhabituelle, cette tonalité ne surprendra pas les amoureux de la Toscane : il l’ont déjà rencontrée à Castelfiorentino sous le pinceau de Benozzo Gozzoli ; assurément, Staël a fait le détour, bien avant l’édification du musée éponyme, et il se souvient des fresques du Tabernacle de la Visitation !
Il applique à nouveau la technique de l’opus tessellatum en séparant chaque triangle de couleur par une bande grisée, comme s’il s’agissait de formes découpées. À l’évidence, il a bien regardé des « kilomètres de mosaïques. »
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La sensibilité de Nicolas de Staël s’est donc exacerbée au cours du voyage en Italie : tant d’espace, de lumière et de couleurs l’ont bouleversé au point de modifier sa peinture.
Les formes se simplifient, les aplats aériens se substituent aux empâtements, les brosses aux couteaux, et les couleurs deviennent paroxystiques pour témoigner de l’opulente lumière du Sud.
Staël maitrise la technique de l’abstraction figurative appliquée aux paysages : il donne à voir un concentré d’émotions, revécues par le souvenir, et il incendie notre rétine.
Au terme de cet aperçu, on comprend aisément que la série desAgrigente, exposée à New York en février 54, enthousiasma les Américains et apporta gloire et fortune au «prince foudroyé.»
VOUS POUVEZ VOIR LE FILM ICI :
Summer 53, family and free painter equipment, Nicolas de Staël headed south. Destination Sicily, Syracuse and Agrigento,where he stayed two months, under a blazing sun.
The road passed through Genova,Tuscany,Ravenna,Rome,Tivoli,Naples,Paestum and Pompeii. His correspondence attested the drunkenness of the trip: »I rolled of France to Sicily, of Sicily to Italy, looking at many temples, ruins or no, kilometres square mosaics. » He visited museums, throat of nature and culture, drink colors: the Valley of the Temples (Agrigento),the latomies (Syracuse), stunning scenery and the insolee sea Wieners senses greedy light,space and beauty. He was irradiated, rediscovered the pure forms invented by the Greeks, perfectly ordered lights, as in the art of mosaic, and he was felt an impressive number of sketches that secure the skeleton of the landscape. Françoise testified: » he drew many serially, as always, a sheet to another very quickly, without hesitation or retouching.»
Back in Lagnes, he painted from memory the dazzling series of Sicilian landscapes. Production was spread over one year (1953-54); twenty oils on canvas; their title varies: Agrigento,Sicily-Agrigento,Agrigento landscape, but their subject is none other than the translation of perceived aesthetic shock, because Staël »do painted never what he sees, but the blow received » and, in this case, blow received by the experience of infinity, that his friend, René Char, poetically named ’the broken-blue’ (« le cassé bleu ») wich who ‘ the sea is red, the sky is yellow or green and the sand violet.’
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The cityscape of the Kunsthaus Zurich, commonly dated from 1953, is perhaps the most beautiful of the series.
7 juillet 2014