
A Girgenti fa una tappa il protagonista di un romanzo di Anatole France, intitolato “Il delitto dell’ accademico Silvestro Bonnard” e apparso nel 1881. Il protagonista è l’ erudito bibliofilo Bonnard, il quale per caso scopre che il manoscritto della “Leggenda aurea di Jacopo da Varagine” che ha tanto cercato e desiderato è custodito da un collezionista di Girgenti.
Riportiamo le pagine “agrigentine” del romanzo di Anatole France
Girgenti, 30 novembre 1859.
Je me réveillai le lendemain à Girgenti, chez Gellias. Gellias fut un riche citoyen de l’ancienne Agrigente. Il était aussi célèbre par sa générosité que par sa magnificence, et il dota sa ville d’un grand nombre d’hôtelleries gratuites. Gellias est mort depuis treize cents ans, et il n’y a plus aujourd’hui d’hospitalité gratuite chez les peuples policés. Mais le nom de Gellias est devenu celui d’un hôtel où, la fatigue aidant, je pus dormir ma nuit.
La moderne Girgenti élève sur l’acropole de l’antique Agrigente ses maisons étroites et serrées, que domine une sombre cathédrale espagnole. Je voyais de mes fenêtres, à mi-côte, vers la mer, la blanche rangée des temples à demi détruits. Ces ruines seules ont quelque fraîcheur. Tout le reste est aride. L’eau et la vie ont abandonné Agrigente. L’eau, la divine Nestis de l’agrigentin Empédocle, est si nécessaire aux êtres animés que rien ne vit loin des fleuves et des fontaines. Mais le port de Girgenti, situé à trois kilomètres de la ville, fait un grand commerce. C’est donc, me disais-je, dans cette ville morne, sur ce rocher abrupt, qu’est le manuscrit du clerc Alexandre ! Je me fis indiquer la maison de M. Micael-Angelo Polizzi et je m’y rendis.
Je trouvai M. Polizzi vêtu de blanc des pieds à la tête et faisant cuire des saucisses dans une poêle à frire. À ma vue, il lâcha la queue de la poêle, éleva les bras en l’air et poussa des cris d’enthousiasme. C’était un petit homme dont la face bourgeonnée, le nez busqué, le menton saillant et les yeux ronds formaient une physionomie remarquablement expressive.
Il me traita d’Excellence, dit qu’il marquerait ce jour d’un caillou blanc et me fit asseoir. La salle où nous étions procédait à la fois de la cuisine, du salon, de la chambre à coucher, de l’atelier et du cellier. On y voyait des fourneaux, un lit, des toiles, un chevalet, des bouteilles, des bottes d’oignons et un magnifique lustre de verre filé et coloré. Je jetai un regard sur les tableaux qui couvraient les murs.
Les arts ! les arts ! s’écria M. Polizzi, en levant de nouveau les bras vers le ciel ; les arts ! quelle dignité ! quelle consolation ! Je suis peintre, Excellence !
Et il me montra un saint François qui était inachevé et qui eût pu le rester sans dommage pour l’art et pour le culte. Il me fit voir ensuite quelques vieux tableaux d’un meilleur style, mais qui me semblèrent restaurés avec indiscrétion.
— Je répare, me dit-il, les tableaux anciens. Oh ! les vieux maîtres ! quelle âme ! quel génie !
— Il est donc vrai ? lui dis-je, vous êtes à la fois peintre, antiquaire et négociant en vins.
Pour servir Votre Excellence, me répondit-il. J’ai en ce moment un zucco dont chaque goutte est une perle de feu. Je veux le faire goûter à Votre Seigneurie.
— J’estime les vins de Sicile, répondis-je, mais ce n’est pas pour des flacons que je viens vous voir, monsieur Polizzi.
Lui :
— C’est donc pour des peintures. Vous êtes amateur. C’est pour moi une immense joie de recevoir des amateurs de peintures. Je vais vous montrer le chef-d’œuvre du Monrealese ; oui, Excellence, son chef-d’œuvre ! Une Adoration des bergers ! C’est la perle de l’école sicilienne !
Moi : — Je verrai ce chef-d’œuvre avec plaisir ; mais parlons d’abord de ce qui m’amène.
Ses petits yeux agiles s’arrêtèrent sur moi avec curiosité, et ce n’est pas sans une cruelle angoisse que je m’aperçus qu’il ne soupçonnait pas même l’objet de ma visite.
Très troublé et sentant la sueur glacer mon front, je bredouillai pitoyablement une phrase qui revenait à peu près à celle-ci :
— Je viens exprès de Paris pour prendre communication d’un manuscrit de la Légende dorée que vous m’avez dit posséder.
À ces mots, il leva les bras, ouvrit démesurément la bouche et les yeux et donna les marques de la plus vive agitation.
— Oh ! le manuscrit de la Légende dorée ! une perle, Excellence, un rubis, un diamant ! Deux miniatures si parfaites qu’elles font entrevoir le paradis. Quelle suavité ! Ces couleurs ravies à la corolle des fleurs font un miel pour les yeux ! Un Sicilien n’aurait pas fait mieux !
— Montrez-le-moi, dis-je, sans pouvoir dissimuler ni mon inquiétude ni mon espoir.
— Vous le montrer ! s’écria Polizzi. Et le puis-je, Excellence ? Je ne l’ai plus ! je ne l’ai plus !
Et il semblait vouloir s’arracher les cheveux. Il se les serait bien tous tirés du cuir sans que je l’en empêchasse. Mais il s’arrêta de lui-même avant de s’être fait grand mal.
— Comment ? lui dis-je en colère, comment ? Vous me faites venir de Paris à Girgenti pour me montrer un manuscrit, et, quand je viens, vous me dites que vous ne l’avez plus. C’est indigne, monsieur. Je laisse votre conduite à juger à tous les honnêtes gens.
Qui m’eût vu alors se fût fait une idée assez juste d’un mouton enragé.
— C’est indigne ! c’est indigne ! répétai-je en étendant mes bras qui tremblaient.
Alors Micael-Angelo Polizzi se laissa tomber sur une chaise dans l’attitude d’un héros mourant. Je vis ses yeux se gonfler de larmes et ses cheveux, jusque-là flambants au-dessus de sa tête, tomber en désordre sur son front.
— Je suis père, Excellence, je suis père ! s’écria-t-il en joignant les mains.
l ajouta avec des sanglots.
— Mon fils Rafaël, le fils de ma pauvre femme, dont je pleure depuis quinze ans la mort, Rafaël, Excellence, il a voulu s’établir à Paris ; il a loué une boutique rue Laffitte pour y vendre des curiosités. Je lui ai donné tout ce que je possédais de précieux, je lui ai donné mes plus belles majoliques, mes plus belles faïences d’Urbino, mes tableaux de maître, et quels tableaux, signor ! Ils m’éblouissent encore quand je les revois en imagination ! Et tous signés ! Enfin, je lui ai donné le manuscrit de la Légende dorée. Je lui aurais donné ma chair et mon sang. Un fils unique ! le fils de ma pauvre sainte femme.
— Ainsi, dis-je, pendant que, sur votre foi, monsieur, j’allais chercher dans le fond de la Sicile le manuscrit du clerc Alexandre, ce manuscrit était exposé dans une vitrine de la rue Laffitte, à quinze cents mètres de chez moi !
— Il y était, c’est positif, me répondit M. Polizzi, soudainement rasséréné, et il y est encore, du moins je le souhaite, Excellence.
Il prit sur une tablette une carte qu’il m’offrit en me disant :
— Voici l’adresse de mon fils. Faites-la con aître à vos amis et vous m’obligerez. Faïences, émaux, étoffes, tableaux, il possède un assortiment complet d’objets d’art, le tout au plus juste prix et d’une authenticité que je vous garantis sur mon honneur. Allez le voir : il vous montrera le manuscrit de la Légende dorée. Deux miniatures d’une fraîcheur miraculeuse.
Je pris lâchement la carte qu’il me tendait.
Cet homme abusa de ma faiblesse en m’invitant de nouveau à répandre dans les sociétés le nom de Rafaël Polizzi.
J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand mon Sicilien me saisit le bras. Il avait l’air inspiré :
— Ah ! Excellence, me dit-il, quelle cité que la nôtre ! Elle a donné naissance à Empédocle. Empédocle ! quel grand homme et quel grand citoyen ! Quelle audace de pensée, quelle vertu ! quelle âme ! Il y a là-bas, sur le port, une statue d’Empédocle devant laquelle je me découvre chaque fois que je passe. Quand Rafaël, mon fils, fut sur le point de partir pour fonder un établissement d’antiquités dans la rue Laffitte, à Paris, je l’ai conduit sur le port de notre ville, et c’est au pied de la statue d’Empédocle que je lui ai – donné ma bénédiction paternelle. « Souviens-toi d’Empédocle », lui ai-je dit. Ah ! signor, c’est un nouvel Empédocle qu’il faudrait aujourd’hui à notre malheureuse patrie ! Voulez-vous que je vous conduise à sa statue, Excellence ? Je vous servirai de guide pour visiter les ruines. Je vous montrerai le temple de Castor et Pollux, le temple de Jupiter Olympien, le temple de Junon Lucinienne, le puits antique, le tombeau de Théron et la Porte d’or. Les guides des voyageurs sont tous des ânes, mais nous ferons des fouilles, si vous voulez, et nous découvrirons des trésors. J’ai la science, le don des fouilles, un don du ciel.
Je parvins à me dégager. Mais il courut après moi, m’arrêta au pied de l’escalier et me dit à l’oreille :
— Excellence, écoutez : je vous conduirai dans la ville ; je vous ferai connaître des Girgentines. Quelle race ! quel type ! quelles formes ! Des Siciliennes, signor, la beauté antique !
— Le diable vous emporte ! m’écriai-je indigné, et je m’enfuis dans la rue, le laissant s’agiter avec autant de noblesse que d’enthousiasme.
Quand je fus hors de sa vue, je me laissai cou- ler sur une pierre et me mis à songer, la tête dans mes mains.
— Était-ce donc, pensais-je, était-ce donc pour m’entendre faire de telles offres que j’étais venu en Sicile ? Ce Polizzi était un coquin, son fils en était un autre, et ils s’entendaient pour me ruiner. Mais qu’avaient-ils tramé ? Je ne pouvais le démêler. En attendant, étais-je assez humilié et contristé ?
Un grand éclat de rire me fit lever la tête, et je vis madame Trépof qui, devançant son mari, courait en agitant dans sa main un objet imperceptible.
Elle s’assit à côté de moi et me montra, en riant de plus belle, une abominable petite boîte de carton sur laquelle était une tête bleue et rouge, que l’inscription disait être celle d’Empédocle.
— Oui, madame, dis-je ; mais l’abominable Polizzi, chez qui je vous conseille de ne pas envoyer M. Trépof, m’a brouillé pour la vie avec Empédocle et ce portrait n’est pas de nature à me rendre cet ancien philosophe plus agréable.
— Oh ! dit madame Trépof, c’est laid mais c’est rare. Ces boîtes-là ne s’exportent pas, il faut les acheter sur place. Dimitri en a six autres toutes pareilles dans sa poche. Nous les avons prises pour pouvoir faire des échanges avec les collectionneurs. Vous comprenez ? À neuf heures du matin nous étions à la fabrique. Vous voyez que nous n’avons pas perdu notre temps.
— Je le vois certes bien, madame, répondis-je d’un ton amer ; mais j’ai perdu le mien.
Je reconnus alors que c’était une assez bonne femme. Elle perdit toute sa joie.
— Pauvre monsieur Bonnard ! pauvre monsieur Bonnard ! murmura-t-elle.
Et, me prenant la main, elle ajouta.
— Contez-moi vos peines.
Je les lui contai. Mon récit fut long ; mais elle en fut touchée, car elle me fit ensuite une quantité de questions minutieuses que je pris comme autant de témoignages d’intérêt. Elle voulut savoir le titre exact du manuscrit, son format, son aspect, son âge ; elle me demanda l’adresse de M. Rafaël Polizzi.
Et je la lui donnai, faisant de la sorte (ô destin !) ce que l’abominable Polizzi m’avait recommandé.
Il est parfois difficile de s’arrêter. Je recommençai mes plaintes et mes imprécations. Cette fois madame Trépof se mit à rire.
— Pourquoi riez-vous ? lui dis-je.
— Parce que je suis une méchante femme, me répondit-elle.
Et elle prit son vol, me laissant seul et consterné sur ma pierre.
Anatole France – Le Crime de Sylvestre Bonnard